La fin de l'enfance

Sujet: La fin de l'enfance Dim 11 Sep 2022 - 10:41

La fin de l'enfance

2006

La sonnerie retentit dans la salle de classe et Shaelynn s'empressa de ranger ses affaires. La journée était finie et elle allait enfin pouvoir rentrer chez elle. Contrairement à beaucoup d'élèves qui résidaient au pensionnat la semaine, la jolie brune était à 20min de voiture seulement de l'établissement. Shaélynn avait effectué toute sa scolarité, du jardin d'enfant jusqu'au lycée, dans cet établissement de prestige, où elle achevait sa dernière année avec 2 ans d'avance.

L'année était chère, seuls les enfants des familles les plus aisés pouvaient se permettre de s'acquitter des frais de scolarité annuel. L'excellence avait un coût et Jonathan Moore, comme beaucoup d'autres parents, ne lésinait pas sur l'éducation qui était donné à sa fille. Même s' il avait dû réduire son train de vie, il avait toujours fait en sorte que Shaélynn ne manque de rien. Les problèmes de trésorerie n'étaient donc qu'une inquiétude, floue, mal définie et distante dans l'esprit de l'adolescence.

Elle avait fêté ses 16 ans il y a peu et sa joie avait été un peu ternie par la mine défaite de Jonathan. Il avait essayé de donner le change mais Shaélynn voyait bien qu'il était soucieux. Le week-end précédent, elle était sortie avec des amies du pensionnat et était rentrée tard, mais avant le couvre feu fixé à 1h. Cependant, en montant l'escalier qui desservait les étages, elle avait entendu son père parler fort au téléphone. Le bureau de l’homme d’affaires était au deuxième étage donc elle n'avait pas pu entendre la teneur de la discussion. Son éducation et le respect qu'elle avait pour son père l'avait tenu d'écouter aux portes.

De petite fille curieuse, téméraire et tête brûlée, Shaélynn était devenue une adolescente posée, avide de connaissance et pleine de vivacité. Elle aurait facilement pu être classée parmi les "nerds" de l'école si elle n'avait pas été si jolie et sportive. L'adolescente était toujours bien entourée et avide de participer aux projets de l'école. Globalement, elle était très appréciée de ses camarades et de ses professeurs, malgré son jeune âge.Notamment de son professeur de science, le professeur Arthur Lewis qui lui promettait un bel avenir dans le milieu de la science.

Ce soir-là, Shaélynn était donc allé se coucher sagement après avoir déposé ses vêtements dans la panière à linge et s'être débarrassé de son léger maquillage. Il restait encore quelques employés qui travaillaient pour la famille au quotidien et s'occupaient des tâches ménagères même si le personnel s'était réduit. La maison était grande mais par chance ils ne recevaient que peu de monde.

C'était surtout elle et son papa au quotidien. Jonathan avait la quarantaine mais on lui donnait facilement quelques années de plus tellement son visage était marqué par le stress et les soucis. Une ride lui barrait le front lorsqu'il plissait les yeux, ses tempes avaient grisonnées précocement et de grandes cernes entouraient ses yeux fatigués. Malgré tout le britannique restait bel homme et quand il souriait à sa fille, des petites pattes d'oies venaient habiller son regard.

L'homme d'affaires ne semblait trouver de réconfort et de joie de vivre que dans la présence de sa fille unique. Une enfant qui était le portrait craché de sa mère d'après tout ceux qui avaient eu l'occasion de les connaître toutes les deux. Pourtant, cela aurait été oublié les subtiles différences entre elles, dans lesquelles on pouvait retrouver tous les traits de Jonathan. Le front et le menton, plus affirmés que ceux de Mary, rappelaient plus volontiers les Moore que les Stanford. Le nez, qui semblait pourtant la copie conforme de celui de sa mère, était un peu moins fin, moins enfantin. Un indélicat avait une fois dit qu’on était parfois plus prompt à trouver des ressemblances avec ceux qui manquaient plutôt qu’avec ceux qui restaient.

La petite Shaélynn était âgée de 11 ans à l’époque et si elle n’avait pas vraiment su analyser le sens de la phrase, elle n’avait jamais oublié ces mots mais surtout la peine qui s’était peinte sur le visage de son père.

Son pauvre petit papa….

Elle avait hâte de le retrouver. Le week-end s’annonçait radieux et s’il avait un peu de temps à lui consacrer samedi, Shaélynn espérait bien lui changer les idées. Peut-être en organisant un pic-nic sous le kiosque comme quand elle était plus jeune. Il faisait toujours plus frais là-bas car l’endroit était balayée par la brise et la vue sur le manoir et les environs était immanquable. C’était aussi l’un des endroits préférés de Jonathan et cela lui remonterait sans doute le moral.

Ce serait aussi l’occasion de passer un peu de temps avec lui. Il était très, trop, souvent occupé à gérer ses affaires et Shaé… Et bien Shaé avait 16 ans et plus l’âge de rester coller à son père toute la journée. Elle allait au lycée, étudiait, sortait avec des amis.

Le trajet ne durait que 20 minutes et la voiture passa bientôt le portail. Comme tous les jours, le chauffeur de son père, Mark, était venu la chercher à la sortie du pensionnat et s’était garé le long de la fontaine qui faisait face à l’entrée. Elle le remercia et fila à la cuisine pendant qu’il rentrait de la voiture au garage.

Comme à son habitude, Shaélynn fila à la cuisine où elle s’installa autour de l’îlot pour discuter avec Lucy, qui servait d’intendante. C’était une femme douce et blonde qui était australienne d’origine et avait une quarantaine d’années. Elles papotèrent autour d’un thé un moment. L’adolescente apprit que son père était, comme à son habitude, resté à son bureau toute la journée. Il s’y était enfermé le matin juste après le départ de Shaé pour le lycée et n’était même pas sorti pour manger après que Mark et Lucy soient revenus des courses hebdomadaires. Cela arrivait souvent malheureusement et cela agaçait la jeune fille.

Généralement, Jonathan s’apercevait de l’heure lorsque sa fille venait lui apporter le thé et quelques scones. Il en mangeait un ou deux et se rattrapait sur le repas du soir. Armée de scones au citron, d’une tasse de earl grey et d’un petit pot de lait tiède, Shaélynn grimpa les deux étages avec précaution. L’escalier avait presque 200 ans et les rénovations les plus appliquées n’auraient pas pu rattraper les marques du temps. Certaines marches étaient rongées par la patine du temps et il était aisé de tomber.
Mais lorsqu’elle se tourna pour faire face au bureau, elle vit que Jonathan n’y était pas. Il était dos à la porte, face à la fenêtre, immobile.

L’anglaise connaissait les lieux par cœur et rien ne tomba au sol. Elle frappa et entra sans attendre la réponse. Le bureau était un peu plongé dans la pénombre. Elle eut un petit sourire, contourna l’un des fauteuils et posa les victuailles sur le petit guéridon autour duquel ils s’asseyaient pour prendre le thé. Son père avait dû piquer un somme dans sa chaise de bureau.

La scène avait quelque chose d’étrange et le cerveau de Shaélynn mit plusieurs secondes à comprendre pourquoi. Le corps de Jonathan semblait en lévitation et l’adolescente comprit pourquoi lorsqu’elle aperçut la corde qui partait de son cou. Sa tête était affalée un peu sur le côté droit. Elle porta la main à sa bouche, tremblante, sans parvenir à réaliser. Elle s’approcha du bureau, le contourna et fit face au corps de son père.

Les yeux étaient exorbités, veinés. La peau avait une teinte mauve, bleutée sauf autour du cou où la contusion de la corde avait laissé des marques rouges, écarlates.

Elle vacilla sous le choc, s’appuya sur le rebord du bow window.

Le cri de Shaélynn sembla durer une éternité et fut suivi d’une succession d’autres de plus en plus désespérés, de plus en plus hystériques. Lorsque Mark et Lucy arrivèrent en courant, ils virent le visage déformé par la douleur de la jeune femme. Mark se précipita sur elle, l'attrapa par la taille malgré ses protestations et la jeta presque hors de la pièce dans les bras de Lucy. Il verrouilla la porte derrière lui, sans prêter attention à l’adolescente qui était en train de se briser les poings sur la porte. Lucy essayait de la raisonner, de la calmer, la cajoler mais rien n’y faisait.

L’homme s’approcha du corps et constatant que rien ne pouvait être fait, il appela les autorités. Il resta un long moment dans la pièce, assis sur l’un des fauteuils, face au corps de son employeur. Le visage fermé mais les yeux pleins de larmes, il pensa à sa propre fille. Madeline était plus jeune que Shaé de quelques années. Il n’aurait pas voulu qu’on laisse son enfant face à son corps s’il avait été dans le même état que Jonathan.

Il pleura en jugeant durement cet homme qui venait de partir lâchement.

De l’autre côté de la porte, les coups s’étaient arrêtés sans qu’il s’en aperçoive. Shaélynn s’était évanouie, sa vie venait de basculer.

—

Qui aurait pu douter à ce moment que le suicide de Jonathan n’en soit pas un ?

Qui aurait pu se douter qu’à quelques kilomètres de là, à l’aéroport d'Heathrow, le responsable était en train de s’envoler pour rejoindre les commanditaires du meurtre ?

Qui aurait pu se douter que c’était ce beau jeune homme de 21 ans seulement, dont les yeux vairons faisaient tourner la tête de l'hôtesse de l’air, qui venait d'exécuter un homme de sang froid ?

Dans l’avion, Shivak, impassible, encore shooté par l’adrénaline, dégustait un café noir, sans penser que cet acte, pour lequel il n'éprouvait aucun regret, reviendrait un jour le hanter.

Codage par Libella sur Graphiorum

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